À retenir : Face à l’explosion des coûts logistiques, aux tensions géopolitiques et aux droits de douane américains, l’industrie du vélo bascule vers une nouvelle ère : produire plus près, plus vite et avec plus de contrôle. L’Italie, portée par un tissu industriel unique mêlant textile, carbone et mécanique, pourrait-elle devenir le moteur du retour du Made in Europe. Santini, 3T et Campagnolo en sont les symboles, montrant qu’une production locale, innovante et compétitive est de nouveau possible.
Mots-clés : Italie, Made in Europe, relocalisation vélo, industrie européenne, Santini, 3T, Campagnolo, souveraineté industrielle, chaîne de valeur
Depuis quelques années, le vélo n’échappe plus aux secousses du commerce mondial. Le coût du transport maritime a été multiplié par dix entre 2020 et 2024, les routes commerciales, notamment via la mer Rouge, se sont fragilisées, et les droits de douane américains sur les vélos chinois et taïwanais ont rebattu les cartes. Dans ce contexte, la question de la relocalisation industrielle ne relève plus de la nostalgie, mais d’une stratégie rationnelle : produire plus près, plus vite et avec plus de contrôle.
Et dans ce mouvement de fond, l’Italie, et plus largement l’Europe, semblent prêtes à renouer avec leur ADN : celui du vélo conçu, fabriqué et assemblé sur le continent. Un retour rendu possible non pas par un repli, mais par une montée en gamme technologique assumée.

Le retour du “Made in Europe”
Pendant des décennies, produire en Asie était une évidence économique : main-d’œuvre compétitive, outils industriels modernes, capacités de production colossales. Le modèle semblait imbattable. Mais l’équation a changé. Les hausses tarifaires américaines, l’augmentation du prix des conteneurs, la pression environnementale et l’instabilité géopolitique ont bouleversé le calcul.
La proximité est redevenue un atout stratégique. Moins de transport, plus de contrôle et moins de risques : produire localement ne coûte plus simplement “un peu plus cher”, c’est une façon d’éviter les ruptures, de raccourcir les délais et de répondre à des cyclistes européens qui veulent savoir d’où vient leur vélo.
Cette tendance porte un nom : le retour du Made in Europe, un mouvement déjà observé dans l’automobile, l’électronique et désormais dans le cycle.
L’Italie, berceau d’un renouveau
S’il existe un pays prêt à redevenir le cœur de la production cycliste européenne, c’est bien l’Italie. Du Piémont à la Vénétie, en passant par la Lombardie, le pays conserve un tissu industriel complet et intégré :
- le textile technique à Bergame (Santini, Castelli, Sportful),
- le carbone, la R&D et le design à Presezzo, Bassano et Côme (3T, Colnago, Basso),
- la mécanique de précision à Vicence (Campagnolo, Miche, Fulcrum).
Cette continuité est unique en Europe. Là où la France a perdu sa grande production carbone, où l’Allemagne se spécialise dans les moteurs et l’électronique, et où le Portugal s’impose comme plateforme d’assemblage, l’Italie est le seul pays à avoir conservé une chaîne complète.
Ce n’est pas un hasard : une culture industrielle dense, un tissu de PME familiales, une main-d’œuvre stable, et une tradition du “beau produit utile” qui traverse les générations.
Santini : produire à Bergame, exporter au monde
Créée en 1965, Santini Cycling Wear n’a jamais quitté Bergame. Dans son usine lombarde, la marque conçoit, coupe, assemble et coud ses vêtements cyclistes avant de les exporter dans plus de 90 pays.
Dans cette province, le chômage industriel est inférieur à 1 %. L’industrie n’a pas disparu : elle s’est modernisée. Machines de découpe laser, sublimation haute précision, ateliers de couture experte… Santini démontre qu’il est possible de produire localement, à grande échelle, tout en restant compétitif.
Le “Made in Italy” n’est pas ici un argument marketing. Il fonctionne, il vit, et il exporte.
A lire : Au cœur de Santini : l’Italie qui coud l’histoire et invente demain

3T : le carbone revient à la maison
À quelques kilomètres de là, à Presezzo, 3T a pris une décision historique en 2018 : ramener la production carbone en Italie. Une rupture stratégique qui a donné naissance à l’usine 3T Made in Italy, où sont produits les modèles Strada Italia et Exploro RaceMax Italia.
L’objectif : prouver qu’un cadre carbone haut de gamme peut être conçu, assemblé et moulé sur le sol européen. Résultat : un contrôle total du processus, une automatisation maîtrisée, des matériaux européens, et un rapport qualité/traçabilité imbattable.
Le pari est audacieux, mais gagnant. En Lombardie, la main-d’œuvre est qualifiée, le tissu industriel est dense, et l’innovation fait partie du paysage. Exactement l’environnement nécessaire pour réinventer la production carbone européenne.
A lire : Visite de l’usine 3T : les secrets de la fabrication carbone en Italie

Campagnolo : la constance italienne
À Vicence, Campagnolo incarne une autre forme de résilience industrielle. Depuis 1933, la marque produit ses groupes haut de gamme en Italie, usinés avec une précision presque horlogère. Les groupes Super Record, Ekar ou Bora naissent encore dans les ateliers historiques.
Campagnolo démontre qu’un modèle hybride, haut de gamme local, volumes externalisés, peut offrir indépendance, flexibilité et maîtrise technologique. Une stratégie qui devient précieuse dans un monde où les chaînes d’approvisionnement sont plus fragiles que jamais.
A lire : Campagnolo Super Record 13 : désormais Gravel avec le Super Record X

Un écosystème industriel européen
Ce qui se joue aujourd’hui dépasse l’Italie : c’est l’Europe tout entière qui voit émerger de nouveaux pôles :
- Allemagne : moteurs Bosch, Mahle, électronique embarquée,
- France : cadres artisanaux, titane et acier haut de gamme,
- Portugal / Espagne : assemblage, peinture, production en volume.
Mais l’Italie reste le cœur battant, car elle a conservé ce que les autres ont perdu : la chaîne complète. En Lombardie, on peut concevoir un maillot chez Santini, mouler un cadre chez 3T, et l’équiper d’un groupe Campagnolo sans parcourir plus de 150 km.
Et les marques américaines dans tout ça ?
La question centrale reste celle des géants américains : Trek, Specialized, Cannondale, SRAM. Ces entreprises dominent le marché mondial depuis trente ans grâce à un modèle parfaitement rodé : R&D aux États-Unis ou Europe, fabrication en Asie (Taïwan, Chine, Cambodge), assemblage globalisé. Un système efficace tant que les coûts logistiques étaient bas et que les tensions géopolitiques restaient contenues.
Mais la donne change. Les droits de douane américains de 25 % sur les vélos et composants chinois, la volatilité du fret, l’instabilité en mer Rouge, ainsi qu’une demande croissante pour des produits “localement produits” aux États-Unis comme en Europe, remettent en cause cette architecture mondiale.
Pour ces marques, trois grandes stratégies pourrait se dessiner — chacune avec des implications profondes pour l’industrie :
1. Collaborer avec des industriels européens pour contourner les barrières tarifaires
Ce scénario deviendrait particulièrement pertinent en cas de hausse continue des taxes américaines. Les marques pourraient nouer des partenariats avec des fabricants européens déjà opérationnels : cadres carbone italiens, textile portugais, composants allemands. On verrait émerger des vélos “US design – EU manufactured”, capables de réduire les coûts d’importation tout en renforçant la valeur perçue. SRAM, déjà implanté en Europe (Allemagne et Portugal), pourrait être l’un des premiers à accélérer dans cette voie.
A voir et écouter : Pédales Time : entre héritage français et innovation signée SRAM – Benjamin Marinier
2. Ouvrir des ateliers européens dédiés au haut de gamme
Specialized ou Trek pourraient-elles décider d’implanter en Europe des petites unités de production limitées, mais ultra premium, sur le modèle des ateliers artisanaux de l’automobile sportive ? Cadres moulés en Italie, peintures en Espagne, assemblage en Allemagne ou en France : l’idée serait de créer une ligne “European Edition” très haut de gamme, vendue plus cher mais fabriquée localement. C’est déjà une réalité dans l’industrie moto et automobile, et rien ne l’empêche dans le vélo.
3. Relocaliser partiellement la production aux États-Unis
C’est le scénario le plus stratégique pour le marché américain. Trek dispose déjà d’installations au Wisconsin, Cannondale possède un héritage d’aluminium américain, et SRAM assemble une partie de ses roues Zipp aux États-Unis. On pourrait donc voir une montée en capacité sur l’aluminium, l’impression 3D, le carbone moulé à petite échelle, afin de sécuriser la production domestique et réduire la dépendance asiatique. Un mouvement parfaitement aligné avec la politique industrielle américaine actuelle.
Quelles que soient les options choisies, une chose est certaine : le vélo devient un enjeu de souveraineté économique. L’époque où les grandes marques pouvaient dépendre à 95 % de l’Asie touche à sa fin. Les tensions commerciales, les contraintes logistiques et les attentes consommateurs poussent à une redéfinition des chaînes de valeur.
Ce mouvement dépasse largement le cadre du sport. Il questionne la nouvelle géographie mondiale de l’industrie du cycle, où chaque région — États-Unis, Europe, Asie — devra redéfinir son rôle, ses forces et ses zones d’excellence.
Le vélo, catalyseur d’une souveraineté industrielle
Le retour d’une production européenne du vélo ne relève pas uniquement de la rationalité économique : il incarne un changement culturel et stratégique profond. Dans un monde où les chaînes logistiques se fragilisent, où les tensions géopolitiques pèsent sur les échanges et où la transition écologique devient une obligation, le vélo apparaît comme un laboratoire idéal de souveraineté industrielle.
Relocaliser la production vélo répond aujourd’hui à trois impératifs majeurs :
Écologique : un cadre ou une paire de roues peuvent parcourir jusqu’à 30 000 kilomètres avant d’être assemblés en Europe. Réduire ces distances, c’est diminuer l’empreinte carbone, limiter le recours au fret maritime, et s’inscrire dans une logique de produit plus cohérente avec les valeurs (et l’usage) du vélo lui-même.
Culturel : réindustrialiser l’Europe, c’est redonner de la valeur au geste technique, au savoir-faire local, aux formations professionnelles. L’industrie du cycle, longtemps perçue comme “délocalisée par nature”, redevient un terrain d’expression pour des techniciens, des ingénieurs et des artisans capables de créer des produits à forte identité territoriale.
Économique : la pandémie, la crise logistique de 2021 et les tensions commerciales ont montré à quel point les chaînes d’approvisionnement mondialisées pouvaient se gripper. Produire plus près, c’est gagner en rapidité, stabilité, contrôle et indépendance. C’est aussi mieux protéger la valeur ajoutée créée sur le continent.
Le vélo, longtemps symbole de mondialisation heureuse — un design en Californie, une production en Chine, une peinture au Cambodge, un assemblage en Europe — devient aujourd’hui un vecteur de souveraineté industrielle. Il révèle la capacité de l’Europe à réinventer ses propres chaînes de valeur, à concevoir autrement, et à produire en s’appuyant sur un mix unique d’innovation locale, d’automatisation raisonnée et de culture technique.
En somme, le vélo dépasse son statut d’objet sportif : il devient un espace stratégique où s’expérimentent les nouvelles formes de relocalisation, les nouveaux modèles industriels et la prochaine génération d’innovations européennes.
Vers une renaissance européenne
L’Europe est en train d’inventer une nouvelle manière de produire : moins de volume, plus de proximité, plus de qualité.
Des entreprises comme Santini, 3T et Campagnolo ne cherchent pas à reproduire le modèle asiatique : elles construisent un futur différent, fondé sur l’innovation, la durabilité et la cohérence territoriale.
Et si l’Europe redevenait le berceau du vélo mondial ?
Non pas en revenant en arrière, mais en retrouvant ce qui la distingue depuis toujours : le lien entre savoir-faire, territoire et passion.

FAQ – Made in Europe, Italie et relocalisation dans l’industrie du vélo
Pourquoi l’industrie du vélo envisagerait-elle un retour en Europe ?
L’explosion du coût du fret, les tensions géopolitiques et les droits de douane américains pourraient inciter les marques à rapprocher leur production pour réduire les risques logistiques, raccourcir les délais et améliorer la cohérence environnementale.
Pourquoi l’Italie pourrait-elle jouer un rôle central dans ce renouveau industriel ?
L’Italie possède encore une chaîne complète : textile, carbone, design et mécanique de précision. Cette continuité unique en Europe lui permettrait de redevenir un pôle majeur pour une production plus locale et plus intégrée.
Les marques italiennes pourraient-elles redevenir compétitives face à l’Asie ?
Oui, si la tendance se confirme. Grâce à l’automatisation, à des savoir-faire spécialisés et à des chaînes plus courtes, l’Italie pourrait proposer un haut de gamme compétitif, fondé sur la qualité, la réactivité et la traçabilité.
Pourquoi les marques américaines s’intéresseraient-elles à une production européenne ?
Les taxes américaines, la hausse des coûts logistiques et la demande croissante pour des produits locaux pourraient pousser Trek, Specialized ou SRAM à envisager des partenariats industriels en Europe ou des séries haut de gamme fabriquées localement.
Quels seraient les bénéfices écologiques d’un Made in Europe ?
Une relocalisation partielle pourrait réduire considérablement les distances parcourues par les composants — parfois 30 000 km — et donc diminuer l’empreinte carbone tout en renforçant la cohérence environnementale du vélo.
Le Made in Europe entraînerait-il forcément une hausse des prix ?
Pas nécessairement. Une production plus proche pourrait réduire les coûts liés au transport, aux aléas logistiques et aux délais. Le conditionnel reste de mise : cela dépendrait des volumes, des technologies utilisées et des choix stratégiques des marques.













